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Un dialogue sur la compensation carbone

Lorsque nous expliquons qu’arboRise va financer la reforestation et rémunérer les familles qui s’engagent dans le projet avec des crédits carbone, les réactions sont souvent partagées. Cette solution de financement n’a pas bonne presse, alors que c’est le seul moyen durable de générer les ressources nécessaires pour un projet comme le nôtre.

C’est lors d’une discussion, cordiale mais assez intense, avec une voisine (par ailleurs convaincue par le projet) qu’a surgi l’idée d’un dialogue sur la compensation carbone.

En introduction de cet échange, le sentiment de Renat Heuberger, fondateur de South Pole, à la fin de la New-York Climate Week: “Ce qui m’a vraiment attristé cette année, c’est cette impression de querelle sans fin au sein de la communauté environnementale. L’élimination contre l’évitement. Les solutions technologiques contre les solutions basées sur la nature. Réductions contre compensations. L’initiative gouvernementale contre l’initiative privée. Et toutes les querelles (principalement entre hommes blancs) pour savoir qui aide le mieux les communautés locales. Avez-vous déjà vu des entreprises de combustibles fossiles s’affronter de la sorte ? Elles fument de gros cigares pendant que nous nous battons les uns contre les autres.”

La voisine : Ces entreprises qui se donnent bonne conscience en compensant leurs émissions de CO2, je trouve ça un peu facile. Qui fixe les règles ? qui contrôle ?

ArboRise : A l’origine, le concept de crédits carbone a été inventé dans le cadre du protocole de Kyoto, en 1997. La plupart des pays étaient conscients des problèmes de déforestation et souhaitaient la stopper. Mais les pays concernés (Brésil, Indonésie, etc.) pouvaient facilement démontrer que cette déforestation était importée : car, en gros, si on coupe les forêts d’Amazonie c’est pour y faire paître des vaches pour fournir des steaks de bœuf à l’Amérique du Nord, si on coupe les forêts en Asie, c’est pour cultiver du soja pour nourrir les porcs consommés par la Chine ou pour faire de l’huile de palme pour faire du Nutella ou de notre pâte à pizza, et si on coupe des forêts en Afrique, c’est pour faire du cacao ou du café consommé en Europe (source : Our World in data). Donc les pays tropicaux disaient : « la déforestation, c’est vous, les pays riches, qui la provoquez. Sans ces exportations nous ne pouvons pas développer nos économies. Dans vos pays aussi vous avez déboisé pour croître. Vous ne pouvez pas nous interdire de nous développer. Si vous voulez que nous stoppions la déforestation, il faudra nous dédommager. ». En gros, c’est ainsi qu’ont été inventé les crédits carbone : un mécanisme où les pays émetteurs de CO2 financent la conservation des forêts des pays tropicaux[1].

La voisine : bon, d’accord, mais la déforestation continue…

ArboRise : oui, en effet, ces mécanismes n’ont pas fonctionné tout de suite. Les pays riches ont certes introduit des lois pour forcer les grands émetteurs de CO2 (entreprises productrices de ciment, d’acier, de charbon, etc.) à payer une compensation, en achetant des crédits carbone, en-dessus d’un certain plafond d’émissions, selon le principe du pollueur payeur. L’idée est géniale : car ces marchés mettent enfin un prix sur une externalité (les émissions de CO2) jusqu’ici gratuite, et ce nouveau coût incite tout le monde à ne plus gaspiller. Hélas, pour rester compétitifs, ces pays ont fixé des plafonds trop élevés et un prix par tonne de carbone très bas, ce qui n’avait rien d’incitatif et le mécanisme n’a pas vraiment fonctionné pendant longtemps. Ce qui est intéressant, c’est qu’à côté de ce marché du carbone régulé, un marché du carbone volontaire a émergé : certaines entreprises ont commencé d’elles-mêmes à financer des projets environnementaux, sans qu’elles n’y soient contraintes par leurs gouvernements. Il faut se rendre compte de ce que cela veut dire : ces entreprises paient ces crédits carbone volontairement ! Personne ne les y oblige. Elles renoncent d’elles-mêmes à des dividendes pour leurs actionnaires.

La voisine : c’est bien la première fois que j’entends que les entreprises font quelque chose de désintéressé !

ArboRise : Oui, en effet, c’est assez fou. Bon, en même temps ce n’est pas si désintéressé que ça ! Si la Migros a son “pourcent culturel », c’est bien parce que cela améliore son image. Et cette question d’image est centrale pour beaucoup d’entreprises. Bien entendu cela a conduit à une sorte de surenchère et à des abus : certaines entreprises ont prétendu agir pour le climat, alors que leurs actions n’avaient aucun impact, ou un impact négatif sur les populations locales. On a commencé à parler de greenwashing. Et c’est là que la concurrence joue un rôle intéressant : les grandes marques, par exemple dans le domaine du luxe, ne pouvant se permettre d’être accusées de greenwashing, elles ont commencé à vouloir prouver que leurs projets avaient un réel impact environnemental et social positif pour se différencier des moutons noirs. C’est à ce moment qu’ont émergé les premiers labels et les premiers standards de certification (par exemple les Livelihood Funds qui fixent des exigences très élevées en terme de durabilité et qui sont financés par de grands acteurs du luxe).

La voisine : oui mais ces labels, c’est de nouveau de la poudre aux yeux. En fait les entreprises achètent des labels pour paraître vertueuses !

ArboRise : Comme dans de nombreux domaines il y a des labels qui ne valent rien et des labels très exigeants. Il faut aussi rappeler que ce sont les ONG qui, les premières, ont critiqué le greenwashing des entreprises. Comme il est un peu facile de critiquer sans fournir de solutions, de grandes ONG responsables ont décidé de mettre elles-mêmes en place des labels contraignants. Par exemple le WWF et 40 autres ONG internationales ont créé le label Gold Standard, qu’arboRise applique. Au début, ces standards de certification ne comprenaient que des aspects environnementaux. Puis, de plus en plus, les exigences ont été renforcées avec des aspects sociaux : protection des travailleurs, promotion de l’égalité hommes-femmes, sauvegarde de la biodiversité, Objectifs de Développement Durable de l’ONU, etc. Et tous les standards de qualité exigent une large consultation des parties prenantes

La voisine : C’est bien joli, mais il doit toujours y avoir un moyen de contourner les règles ou de corrompre ces standards.

ArboRise : Tricher devient de plus en plus compliqué. Car, entre-temps, les règles des standards (Gold Standard, VERRA, Plan Vivo, etc.) sont devenues extrêmement complexes et exigeantes. Pour une petite ONG comme arboRise, impossible d’obtenir une certification sans l’aide de spécialistes qui connaissent ces exigences dans le détail. La conservation de la nature et la réduction des émissions de CO2 est devenue un véritable métier, avec des filières de formation (comme ingénieur.e en sciences de l’environnement à l’EPFL, par exemple) et des sociétés qui conseillent les entreprises pour réduire leurs émissions ou des ONG comme arboRise pour créer des projets respectant les standards. En Suisse on a la chance d’avoir le leader en matière de conseil, South Pole, qui couvre tous les domaines d’expertise : de l’établissement de bilans carbone, à la définition de stratégies de réduction et de contribution carbone. Et pour revenir à ta question : ce ne sont plus les standards qui auditent les projets : ce sont d’autres acteurs, agréés par le standard mais indépendants, spécialisés dans la vérification de l’application de standards. Tu me diras qu’ils peuvent être corrompus, mais c’est leur métier de fournir des preuves impartiales. Ils font tout pour éviter toute corruption, sinon ils peuvent fermer boutique.

La voisine : ça devient compliqué ! Malgré tout, toutes ces entreprises sont quand même motivées par le profit et donc susceptibles d’abus.

ArboRise : Mais le profit n’est pas « sale » 😏 C’est cette incitation qui a permis l’émergence de marchés volontaires, de standards exigeants, d’engager des spécialistes du climat et de l’environnement, d’avoir un impact sur les Objectifs de Développement Durable, etc. C’est un peu aberrant cette fixation sur le profit ! Je te rappelle que les solutions mises en place par les Etats à l’époque de Kyoto n’ont pas fonctionné. On l’a vu avec les marchés du carbone régulés. En plus c’est beaucoup plus facile de corrompre un fonctionnaire ou un politicien que de contourner des règles dans un marché transparent. Car, avec le système des crédits volontaires, tout est transparent : tous les projets sont publiés et tout le monde peut aller le vérifier sur le terrain.

La voisine : Donc c’est pour cela qu’on lit tous ces articles négatifs dans les journaux ?

ArboRise : oui, dans un certain sens, c’est la conséquence de la transparence. Et c’est une bonne chose : cela incite tous les acteurs à s’améliorer constamment. Il y a aussi une forte compétition entre tous ces acteurs : chacun veut démontrer qu’il a les projets les plus durables, les méthodologies les plus robustes et le meilleur impact. Et puis, depuis quelques années, il y a la contribution du GIEC, qui fournit des résultats scientifiques incontestés, sur lesquels tous les acteurs peuvent s’appuyer. La lutte contre le réchauffement climatique nécessite des compétences très pointues. Et il faut bien admettre que de nombreux journaux n’ont malheureusement pas ces connaissances et préfèrent simplifier et polariser pour augmenter leur tirage.

La voisine : tu ne vas quand même pas me dire que The Guardian n’a pas les compétences !

ArboRise : tu veux probablement parler de l’article qui s’attaquait aux crédits carbone utilisés pour lutter contre la déforestation ?

La voisine : oui, cet article qui décrivait les résultats de scientifiques a confirmé tous mes doutes.

ArboRise : alors parlons-en ! Il faut vraiment rappeler que ces scientifiques (Source Material), dont le travail a été relaté par le Guardian, n’ont analysé que les crédits carbone générés par la prévention de la déforestation, appelés REDD+ qui veut dire « Réduction des émissions issues de la déforestation et de la dégradation forestière ». Tous les autres projets qui génèrent des crédits carbone (reforestation, énergies renouvelables, efficacité énergétique, etc.) n’étaient donc pas concernés. Malheureusement les gros titres des journaux parlent « des crédits carbone » et jettent ainsi le doute sur tous les projets.

La voisine : oui, c’est vrai que ça crée la confusion. Mais venons-en au fond du sujet : Source Material a comparé les zones protégées contre la déforestation par les projets, et ce qui se passait à côté, dans les régions non protégées. Ils ont constaté qu’il y avait moins de déforestation « à côté » que ce que les projets prétendaient, et donc que les projets avaient surestimé leur impact positif.

ArboRise : En effet, tout l’enjeu est de mesurer la différence entre l’effet du projet (moins de déforestation) et ce qui se serait passé si le projet n’avait pas eu lieu. Pour cela il faut observer ce qui se passe à proximité du projet. Mais c’est quoi « à proximité » ? En fait on ne sait pas comment Source Material a choisi ces régions « à côté », non protégées. Enfin, on le sait : ils ont choisi ces zones arbitrairement, sans méthodologie. Or si le « à côté » que tu choisis ce sont, par exemple, des forêts sacrées, c’est clair que tu n’y verras pas de déforestation ! ou si tu mesures la déforestation à des endroits où il n’y a pas de pression anthropique, tu ne verras pas de déforestation non plus. Cela ne veut pas dire que, là où les projets sont implantés, il n’y aurait pas eu de déforestation. D’ailleurs, après l’article du Guardian, d’autres scientifiques ont fait les mêmes mesures, à d’autres endroits, plus proches des projets, et ont constaté de forts taux de déforestation…, mais cela, le Guardian se garde bien de le publier.

La voisine : bon, admettons. Alors il s’agit d’une question de méthodologie ?

ArboRise : oui, en effet, dans les projets de lutte contre la déforestation on cherche à mesurer ce qui se serait passé dans la zone du projet, s’il n’avait pas eu lieu. Et c’est très difficile. Que ce serait-il passé si on n’avait pas inventé la machine à vapeur ? Que ce serait-il passé si on avait découvert l’Amérique 100 ans plus tard ? Dans ces projets, les méthodologies de calcul de baseline reviennent un peu à faire de l’histoire fiction.

La voisine : oui, mais ne faudrait-il pas imposer des méthodologies crédibles ?

ArboRise : Il faut d’abord laisser le temps aux chercheuses et aux chercheurs de les créer. C’est bien trop tôt pour réguler. Et puis, entre nous, moi je me méfierais que l’Etat impose de telles méthodologies. Ça pourrait être très tentant, pour certains gouvernements, de dicter aux scientifiques comment réécrire l’Histoire, car c’est de cela qu’il s’agit. Mais laisse-moi revenir sur les conclusions de ce groupe de scientifiques du Guardian. Imaginons qu’ils ont eu raison et qu’il y a moins de déforestation dans les zones adjacentes à des projets de lutte contre la déforestation. Ils auraient alors peut-être prouvé ainsi que les mesures de lutte contre la déforestation des projets ont un effet vertueux, aussi sur les régions adjacentes ! Tu vois, on peut tourner ces résultats aussi dans un sens positif. Mais les médias préfèrent la polarisation. [Note: depuis la publication de l’article, de nombreuses études scientifiques ont démontré la superficialité de l’enquête du Guardian: A rebuttal of West et al.Response to West et al., New analysis reveals just how effective REDD+ is, Response to Guardian Article about the effectiveness of projects in the carbon market]

La voisine : Oui, ça c’est bien vrai et c’est vrai ce que tu dis : c’est possible que ces projets aient des effets positifs en dehors de leur zone d’activité, je n’y avais pas pensé. J’aimerais encore juste comprendre ce qui se passe si on constate qu’un projet a menti. Il doit dédommager qui ?

ArboRise : Attention, moi je reste persuadé que l’immense majorité des projets de lutte contre le réchauffement climatique n’ont pas de mauvaises intentions, et même la totalité des projets. Mais admettons qu’un projet a surestimé son impact et que le standard de certification n’a rien vu. La première conséquence c’est que les entreprises qui ont acheté les crédits carbone les ont payé trop cher. Si elles ont payé disons 100’000.- pour 10’000 tonnes de CO2 non-émises, alors que peut-être seules 1’000 tonnes ont été vraiment non-émises, alors ces entreprises ont payé 100.- par tonne de CO2 et pas 10.-. Ces entreprises pourraient exiger un remboursement. Et le standard de certification va exiger une révision drastique du projet. Avec le risque que ce projet perde sa certification.

La voisine : je vois. Donc les projets n’ont vraiment pas intérêt à tricher. Mais, toi, honnêtement, tu y crois à ces projets REDD+ (lutte contre la déforestation)?

ArboRise : Avant de répondre à ta question, j’aimerais revenir sur ces projets qui « trichent » soi-disant. D’une part c’est leur faire un mauvais procès que de les accuser de mentir et d’autre part, j’aimerais bien qu’on parle plus de toutes les entreprises qui ne font rien et donc qui ne s’exposent pas à la critique. C’est de celles-là que les médias devraient se préoccuper ! Maintenant, par rapport à ta question : ma conviction, partagée par le GIEC, c’est qu’il faut deux choses : premièrement il faut réduire les émissions de CO2 et deuxièmement il faut retirer le CO2 en excès dans l’atmosphère. Donc tous les projets qui servent à éviter les émissions des énergies fossiles sont bons : projets de foyers améliorés, de construction d’éoliennes, de promotion du photovoltaïque, du biogaz, etc. Et tous les projets qui servent à absorber du carbone naturellement (reforestation, agriculture régénérative, restauration des mangroves, etc.) sont encore meilleurs parce qu’ils génèrent des services écosystémiques et renforcent la biodiversité. Quant aux projets de lutte contre la déforestation je suis partagé : les forêts matures sont certes des puits de carbone, mais elles absorbent bien moins de CO2 par hectare que les jeunes forêts. Il faut donc d’immenses superficies pour atteindre le même résultat et ces très grands espaces sont difficiles à contrôler. Et, comme on l’a vu, c’est difficile de mesurer la baseline. Ce qui est intéressant c’est que le marché partage mon opinion : les crédits carbone issus de projets de reforestation ont les prix les plus élevés alors que le marché valorise moins les autres types de projets.

La voisine : A propos des prix, on continue à lire que les prix du carbone sont trop bas. Comment tu expliques cela ?

ArboRise : Il y a deux facteurs qui influencent les prix. Le premier c’est la loi de l’offre et de la demande : il y a encore trop peu d’entreprises qui achètent des crédits carbone – volontairement ou parce que les lois les y contraignent – par rapport à l’offre de crédits carbone de projets comme arboRise. Mais les législations changent et la pression sur les entreprises augmente. La demande va augmenter ce qui va pousser les prix du carbone à la hausse. Et ça c’est le deuxième facteur : Plus les entreprises anticipent un prix du carbone élevé à l’avenir, plus elles vont acheter des crédits à l’avance, ce qui augmentera les prix aujourd’hui, ce qui sera bon pour les projets comme arboRise. C’est tout le problème des articles comme celui du Guardian : plus on attaque les marchés du carbone, moins les entreprises pensent qu’elles seront un jour forcées d’acheter des crédits chers, et donc moins elles en achètent aujourd’hui. C’est là que les Etats peuvent jouer un rôle : introduire des législations contraignantes et forcer les entreprises à mesurer leurs émissions, à les réduire et à compenser les émissions résiduelles. A propos du mécanisme de fixation des prix, il y a un effet intéressant à relever: les entreprises peu vertueuses ou actives dans des secteurs particulièrement polluants ont plus de peine à trouver des crédits carbone pour compenser leur empreinte (des projets comme arboRise ne veulent pas être associés à de tels pollueurs). Ces entreprises doivent donc payer leurs crédits carbone plus cher.

La voisine : Si je comprends bien, plus les prix du carbone sont bas, plus il est avantageux pour les entreprises de juste compenser leurs émissions, sans chercher à les réduire.

ArboRise : oui, tu as tout compris. C’est pour cela que nous « militons » pour les crédits carbone : plus les entreprises anticiperont des prix élevés, plus la compensation carbone deviendra chère pour elles et plus cela les incitera à investir plutôt dans la réduction de leurs émissions que dans la compensation.

La voisine : Oui, actuellement, la compensation carbone, c’est un peu un oreiller de paresse pour les entreprises.

ArboRise : Je trouve que c’est aussi un oreiller de paresse de toujours accuser les entreprises. Prenons l’exemple d’une entreprise que je connais bien : Swisscom. J’ai analysé en détail son bilan carbone dans le rapport de durabilité. Force est de constater que Swisscom a déjà beaucoup réduit son empreinte CO2. Son empreinte carbone résiduelle c’est, à 70%, l’achat de smartphones à Apple, Samsung, etc. Pourquoi ? parce que les consommateurs persistent à vouloir remplacer leurs smartphones – comme leurs voitures, leurs habits, etc. – beaucoup plus fréquemment que nécessaire. Et les consommateurs c’est nous.

La voisine : Oui, et c’est pour cela que certaines entreprises lancent des produits « neutres en carbone » qui donnent bonne conscience aux consommateurs…

ArboRise : En effet, aux consommateurs de se responsabiliser et d’aller vérifier que les projets de compensation sont certifiés par un standard exigeant. Je préfère que les entreprises admettent ne pas pouvoir réduire immédiatement toutes leurs émissions et financent de bons projets. Je ne crois pas aux régulations anti-écoblanchiment. Interdire aux entreprises de lancer de tels produits conduira simplement au green-hushing : elles arrêteront de communiquer et on perdra en transparence.

La voisine : bon, je ne sais pas si tu m’as convaincue, je reste méfiante. Je ne crois tout simplement pas que la recherche du profit est compatible avec la durabilité

ArboRise : Libre à toi d’être méfiante, mais il faut se rendre compte que cette méfiance, entretenue par les médias, a un coût énorme :

  • Premièrement cela incite les standards à faire des règles toujours plus complexes et rigides, pour se prémunir contre toutes critiques médiatiques. Et ça, ça devient discriminant pour tous les projets innovants qui ne rentrent pas dans le cadre
  • Deuxièmement ces règles toujours plus compliquées nécessitent le soutient d’expert.e.s formé.e.s dans les pays à hauts revenus. C’est totalement discriminant pour les pays du Global South qui n’ont pas les compétences ni les budgets pour s’offrir ces salaires. Et les pays du Sud restent ainsi dépendants des pays du Nord.
  • Troisièmement cela incite les standards à introduire de nombreuses réserves pour s’assurer contre tous les risques.

Sais-tu qu’environ 50% des revenus carbone d’un projet servent à financer les assurances des standards et les compétences pointues des expert.e.s ? Tout cet argent reste dans les pays riches, alors qu’il serait plus utile dans le Global South pour planter des arbres. Et ça c’est la conséquence directe de la méfiance et de l’aversion au risque de nos sociétés. Dans un monde de confiance réciproque, ces intermédiaires seraient superflus et une entreprise pourrait conclure un accord de compensation/contribution directement avec un projet et les deux partenaires se partageraient la part des standards et des consultants, au profit des communautés locales (c’est ce que fait Romande Energie avec arboRise, soit dit en passant). Donc, chère voisine, reste méfiante si tu veux, mais sois consciente des conséquences : ce sont les populations des pays du Sud qui finalement paient le prix de ta méfiance ! Et ce sont elles aussi qui nous demandent de modérer notre méfiance : https://www.fscindigenousfoundation.org/global-south-voices-in-support-of-redd/

La voisine : tu y vas peut-être un peu fort…mais il y a probablement du vrai dans ce que tu dis. Imaginons que tous les acteurs jouent le jeu et qu’on peut leur faire confiance. Les gouvernements n’ont plus aucun rôle à jouer ?

ArboRise : Au contraire ! Mais il faut réguler de façon efficace. Par exemple la réglementation de l’UE sur les produits issus de la déforestation me semble pertinente. Cela force Nestlé, par exemple, à réduire la déforestation due au manque de traçabilité du cacao.

La voisine : Oui, en effet, Nestlé vient d’annoncer qu’ils abandonnaient la compensation carbone. Mais n’est-ce pas une mauvaise nouvelle pour arboRise ?

ArboRise : c’est toujours mieux de réduire les émissions de CO2 dues à la déforestation, que de compenser. Concrètement notre projet n’est pas touché parce que la noix de cajou, cultivée en Guinée, n’est pas (encore) inclue dans ces produits pour l’instant. Si elle était inclue, ce serait positif pour notre projet, car cela découragerait les cultivateurs locaux de remplacer « nos » arbres par des plantations d’anacarde (les arbres qui produisent les noix de cajou). Une autre bonne régulation, c’est la taxe carbone de l’UE qui pénalise le CO2 exporté (CBAM: Carbon Border Adjustment Mechanism): les entreprises qui délocalisent juste pour pouvoir polluer ailleurs et réduire ainsi leurs coûts de production ne pourront plus le faire sans payer une taxe. Cela va renchérir les prix du carbone et forcer les entreprises à revoir leurs chaînes de production.

La voisine : Finalement, tout cela est encore très mouvant et incertain. Que va-t-il se passer à long terme à ton avis ?

ArboRise : tous les articles négatifs sur les marchés du carbone vont contribuer à renforcer les exigences et à inventer des méthodologies robustes. Cela aura un coût : les projets deviendront plus chers et les prix du carbone augmenteront aussi à cause de cela (c’est d’ailleurs ce qu’on observe sur le marché : les prix des crédits carbone des projets récents sont plus élevés que ceux des projets réalisés avec de « vieilles » méthodologies). En aucun cas les marchés du carbone ne disparaîtront. Je pense aussi que peu à peu on va réduire les émissions de CO2 des énergies fossiles grâce aux efforts de réduction des entreprises et aux régulations judicieuses, en espérant que les consommateurs feront aussi un effort. A très long terme, la conséquence sera qu’il y aura de moins en moins d’argent pour des projets de réduction d’émissions (REDD+, solaire, efficience énergétique, etc.). Par contre on aura toujours besoin de retirer les Giga-tonnes de CO2 en excès dans l’atmosphère pour diminuer le réchauffement climatique et « climatiser » (sans climatiseurs !) nos régions de plus en plus surchauffées. Or seules les solutions basées sur la nature, en particulier la plantation d’arbres, le peut aujourd’hui. Il y aura toujours un avenir pour la plantation d’arbres car ils permettent de décarboner l’atmosphère.

La voisine : ça c’est une bonne nouvelle et j’y serai toujours favorable. Mais je reste sceptique par rapport à ces nouvelles indulgences que représentent les crédits carbone. Tu sais, au Moyen-Âge, acheter des indulgences permettait aux pêcheurs d’obtenir que le clergé intercède auprès de Dieu pour s’éviter le passage au Purgatoire. Ça déléguait l’expiation des péchés. Un peu comme la compensation carbone.

ArboRise : Ah, tu as gardé cet argument pour la fin ! Je te rappelle que s’il y a eu des indulgences c’est qu’on a commencé à faire peur aux gens par rapport au purgatoire. Les gens n’allaient plus à confesse pour se repentir de leurs fautes mais par peur d’une punition après la mort. Aujourd’hui aussi on fait peur aux gens. De nouveaux luthériens affirment que les péchés écologiques devront s’expier dans la douleur. Il faut souffrir, et si possible il faut que les riches souffrent. C’est comme si on s’interdisait une transition écologique facile. Moi je suis persuadé qu’il faut que la transition se passe en douceur pour que l’ensemble de la population accepte le changement. Adopter des mesures de compensation carbone est un des moyens de faciliter cette transition. Je te rappelle que la suppression des indulgences a mené aux guerres de religion. Alors, oui, la compensation carbone c’est une forme d’indulgence, mais elle est utile pour une transition en douceur.

La voisine : bon, on a bien discuté. C’était vraiment intéressant et j’ai appris plein de choses. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

ArboRise : c’est simple, allons planter un arbre !

[1] On estime les ressources fournies à des projets carbone à $ 2 milliards en 2022 et 50 milliards en 2030. Ce sont d’immenses ressources pour les pays du Global South. Source : McKinsey

Dialogue sur la compensation carbone