Il est parfois reproché aux projets de reforestation de ne faire que déplacer le problème en provoquant de la déforestation sur d’autres terrains à proximité. Pour cette raison, ce phénomène appelé « leakage » (fuite), est mesuré précisément dans tout projet de certification carbone.
C’est dans ce contexte qu’arboRise, comme en 2024, a lancé un Design Project en collaboration avec l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL). Ce projet de recherche a été mené par Etienne de Labarrière et Aurélie Sakic, sous la supervision de Charlotte Grossiord, Tenure Track Associate Professor, du Plant Ecology Research Laboratory.
Dans la région du projet les cultivateurs pratiquent l’agriculture sur brûlis (slash and burn agriculture) : sur ces sols pauvres, les cultures provoquent rapidement une baisse de la fertilité qui nécessite la mise en jachère des terrains sur plusieurs années pour que le sol se régénère. Lorsque le sol est à nouveau fertile, la végétation qui a poussé sur le terrain est coupée puis brûlée pour que les cendres transmettent leurs sels minéraux aux nouvelles cultures. Et ainsi de suite.
Pourquoi les sols tropicaux sont-ils pauvres? la forte humidité et les températures élevées provoquent une décomposition rapide de la végétation morte. Le carbone présent par exemple dans les branches mortes s’échappe ainsi dans l’atmosphère sous forme de CO2 et n’a pas le temps d’être absorbé dans le sol, donc le sol manque de carbone organique. D’autre part les fortes pluies lessivent le sol et en retirent l’azote et les sels minéraux.
Lorsque l’on se déplace dans la région de Linko il est frappant de constater que la couverture végétale ne dépasse généralement pas 20 mètres de hauteur. C’est un indice que l’ensemble du territoire est concerné par l’agriculture sur brûlis. En fait la plupart des « forêts » que l’on observe ne sont que de plus ou moins vieilles jachères. Tout le périmètre n’est qu’un immense champ à différent stade de culture/jachère et les vraies forêts naturelles sont rares.
Le défi de nos deux chercheureuses a été de mesurer les défrichements sur une très longue période, puisqu’un cycle de culture dure environ 15 ans (5 ans de culture, 10 ans de jachères). Le deuxième défi est que la durée du cycle de culture n’est pas homogène : il est plus court sur les terrains fertiles, par exemple dans les lits de rivières, et il dépend également de la main d’œuvre disponible, de la distance au village, etc.
Nos deux spécialistes ont commencé par identifier, sur les vues aériennes historiques de Google Earth, des parcelles qui passent d’un état boisé à un état cultivé.
Deux exemples de passage d’un stade de jachère à un stade de culture entre 2015 et 2021 :
On compare ensuite, pour les coordonnées de chaque parcelle, les valeurs de NDVI (Normalized Difference Vegetation Index, une mesure de la santé de la végétation) de l’année « boisée » et de l’année « cultivée », après avoir normalisé le NDVI annuel grâce à des zones neutres (villages, routes, etc.). On constate une différence de NDVI significative entre le les zones boisées et les zones cultivées ou en jachère. Il est ainsi possible de déterminer un niveau de NDVI au-delà duquel un terrain peut être considéré comme boisé et en-deçà duquel il est cultivé.
On peut ainsi, en détectant des baisses soudaines de NDVI, déterminer pour chaque année quels terrains ont été défrichés. Sur l’exemple ci-dessous, pour les années 2024-2025, on constate que la superficie défrichée en une seule année (en rouge) est très importante, ce qui confirme que la pratique de la culture sur brûlis est l’usage courant dans toute la région:
Ensuite, autre défi d’Aurélie et Etienne, il est nécessaire de délimiter les limites des villages. Car, si le projet arboRise provoque des déboisements, ce sera dans les villages du projet et pas dans les autres. Or il n’y a pas de cadastre dans ces communes rurales. Il n’existe pas de carte des frontières des villages. Nos deux chercheureuses ont donc formulé des hypothèses de travail :
- Les parcelles du projet arboRise d’un village donné forment les contours d’un polygone qui, augmenté d’un buffer proportionnel à la population du village, représente les limites du village
- Les frontières naturelles (rivières, bassins versants) ou anthropiques (routes) forment des limites aux villages
Ielles ont ainsi pu définir les frontières approximatives des villages :
On constate que ces délimitations fictives semblent correspondre à la réalité puisque les zones déforestées se conforment à ces limites, ici l’exemple du village de Massenadou :
Restait ensuite à calculer la tendance à la déforestation par village :
On observe une diminution de la déforestation dans les villages du Nord du périmètre alors que les défrichements s’accroissent dans les villages du Sud, indépendamment du fait qu’ils fassent partie du projet arboRise ou pas. Ceci est dû soit au microclimat, le Nord recevant plus de pluies que le Sud, soit à l’accroissement de la pression anthropique, le Nord, loin des infrastructures, se dépeuplant plus que le Sud. Ces variations Nord-Sud peuvent peut-être aussi être provoquées par le facteur de normalisation de NDVI, pris sur la moyenne des villages non-arboRise.
Ces données permettent finalement de se confronter à la question initiale : y a-t-il une augmentation de la déforestation dans les villages arboRise à cause du projet arboRise ?
Les deux scientifiques ont comparé d’une part le taux de déforestation dans les villages du projet avant et après le début des activités et d’autre part le taux de déforestation dès le début du projet entre les villages arboRise et les villages non-arboRise. Dans les deux cas ils ne constatent pas de variation significative de la déforestation.
Bien entendu il sera nécessaire de répéter cette analyse ces prochaines années. Il faudra également accroitre la précision de la mesure. En effet, seules les familles-terrains participant au projet arboRise pourraient être, indirectement, contraintes par le projet à accroître leurs défrichements. Pour cette analyse fine nous devrons au préalable délimiter manuellement l’ensemble des parcelles des familles-terrain du projet pour vérifier si, dans ces périmètres spécifiques, la déforestation augmente significativement. Et enfin il faudra prouver la causalité.
Pour le projet arboRise la méthode adoptée par nos deux chercheureuses est pertinente, même si elle peut encore être affinée (choix du seuil NDVI, source des données et période analysée, normalisation du NDVI, etc.). Il est ainsi possible de vérifier année après année les éventuels effets collatéraux du projet, pour leur trouver des solutions (apport de bio-fertilisants pour accroître la durée des cultures, fourniture d’outils pour augmenter la productivité agricole et réduire l’empreinte au sol de l’agriculture, choix de semences, etc.).
Merci infiniment à Etienne de Labarrière et Aurélie Sakic pour leur contribution majeure à notre meilleure connaissance du phénomène de la déforestation ! L’intégralité de leur rapport est disponible ici.